Angie déposa son stylo entre les pages de son journal ouvert et poussa un soupir. Las, elle laissa lourdement tomber sa tête sur le bureau, retenant une grimace de douleur après l'impact de son front contre le bois. Elle était vraiment, vraiment fatiguée : déjà deux heures qu'elle planchait sur un nouvel entrainement pour maintenir un vieux Rafflesia en forme mais elle avait la nette impression que plus elle cherchait et plus c'était mauvais. Décidément, se dit-elle, c'était beaucoup plus simple à l'université. Les études ne lui avaient jamais posé de problème, au contraire. Elle aimait être entourée de ses amis, organiser des sorties avec eux, les faire rire en faisant la pitre... Mais depuis qu'elle avait obtenu son diplôme et rejoint l'entreprise familiale, elle n'avait plus le temps de les voir. Se libérer rien qu'une soirée par mois lui paraissait presque relever du miracle ! Pourtant, ce n'étaient pas ses parents qui alimentaient la pression qu'elle avait sur ses épaules. Ou du moins, pas directement. En réalité, elle se demandait régulièrement si ces derniers savaient qu'elle vivait encore sous leur toit. Probablement pas. Pourtant, ce n'était pas faute d'essayer de le leur rappeler : elle se débrouillait toujours pour prendre les repas aux mêmes heures qu'eux, écrivait elle-même tous les rapports sur les avancés de l'élevages des pokémons plantes dont elle s'occupait en prenant soin de signer en gros comme une note grossièrement dissimulée qui dirait "OUI MON NOM C'EST O'REILLY, COMME VOUS ! JE SUIS VOTRE FILLE, VOTRE ENFANT !". Mais ça n'avait pas l'air de les atteindre plus que ça. Ils ne prenaient même pas la peine de lui demander si elle avait bien dormi ou comment se passait son travail. Rien, que dalle, nada.

Si elle avait décidé de rejoindre l'entreprise familiale, c'était, du moins au départ, pour se faire bien voir de ses parents. Mais rapidement, Angie avait réalisé qu'elle aspirait à ce que l'on ait BESOIN d'elle. S'occuper des pokémons la rassurait et la moindre marque de leur affection à son égard avait le don de la rendre vraiment heureuse. Les pokémons plantes avaient toujours été son coup de coeur : comme un bourgeon, ils avaient constamment besoin d'attention, que l'on veille à leur bon développement jusqu'à ce qu'ils deviennent de magnifiques fleurs. Et surtout, la jeune femme se retrouvait un peu en eux. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle était sûre que lorsqu'elle voyait ses parents ou sa soeur, elle avait un peu le même regard que celui que lançaient les pokémons de l'élevage lorsqu'ils voyaient leurs nouveaux maitres pour la première fois : un mélange d'appréhension, de joie et de quelque chose qui disait "Ne m'abandonne pas !".

Angie avait toujours été une gentille fille. Elle n'aimait pas faire de vagues, fuyait les conflits et craignait par dessus tout de se mettre les autres à dos. Toute sa vie, on lui avait dit d'être sage et docile et c'est ce qu'elle avait toujours fait. Mais au fond d'elle, la jeune femme se battait constamment contre son envie de tout envoyer balader, de hurler à la face du premier venu qu'elle en voulait plus : plus d'amour, plus d'attention, plus de reconnaissance, plus de tout. Et quand cet aspect de sa personnalité était sur le point de prendre le dessus, elle culpabilisait instantanément à la simple idée de ce qu'elle aurait pu faire. Concrètement, elle en avait si gros sur le coeur, elle accumulait tellement de choses que ses propres réactions pouvaient lu faire peur. D'une certaine façon, elle savait que le jour où elle parviendrait à se débarrasser de toute cette rancune stockée depuis toutes ces années au fond d'elle, elle se sentirait vraiment mieux et qu'elle pourrait enfin aller de l'avant. Mais elle avait tellement peur de décevoir les autres, tellement peur d'être rejetée après cela qu'elle ne disait rien. Cette frayeur était réellement malsaine, elle s'en était bien rendue compte, mais elle n'arrivait toujours pas à aller contre. Le pire dans tout cela, c'est qu'elle se trouvait horriblement égoïste d'être aussi aveuglée par sa propre peine. Elle avait beau se répéter qu'il y en avait d'autres qui étaient bien plus malheureux qu'elle à Néopolis mais, à par la faire culpabiliser encore plus, ça ne servait à rien.

Angie se redressa et passa ses mains sur son visage, ramenant ses cheveux roux en arrière. Installée sur le bureau, Hémami, son Joliflor pencha sa tête fleurie sur le côté, comme pour lui demander silencieusement si tout allait bien. La jeune femme sourit et la caressa doucement du bout des doigts. Le pokémon ferma les paupières et poussa un petit couinement de bonheur qui fit rire Angie. Requinquée, elle se leva d'un bond et s'apprêtait à faire un petit tour en vile pour se changer les idées quand sa chaussette glissa sur le parquet de son bureau et qu'elle s'étala de tout son long par terre en poussant un cri. Aplatie comme une crêpe au sol, elle roula sur le dos en grognant. Et c'était repartie pour un nouveau bleu ! Elle loucha sur une mèche rousse qui pendait devant ses yeux et souffla dessus pour la dégager de son front. Décidément, elle n'était vraiment pas douée. Au fond d'elle, une petite voix lui murmura "Si tu était moins empotée, peut être que tes parents feraient plus attention à toi... ta mère te l'a pourtant répétée mille fois que tu ne pourrais jamais rien faire de tes dix doigts, maladroite comme tu l'es..." Le coeur d'Angie se mit à battre comme un fou dans sa poitrine : et si c'était vrai ? Si ses parents lui en voulaient réellement à cause de ça ? Paniquée, elle se releva précipitamment et couru dans le couloir sous le regard surpris d'Hemami qui sauta du bureau pour la rejoindre. Elle la retrouva devant le grand miroir de sa chambre, les yeux écarquillés et la respiration tremblotante. Angie observa son reflet et releva la manche de son gilet blanc le long de son bras droit : comme elle le pensait, un bleu commençait à apparaître près de son coude. Une boule de terreur se forma dans sa gorge lorsqu'elle réalisa que sa famille et elle devaient assister à un grand gala le lendemain. Et que sa robe était à bretelle. Tout le monde verrait cette horrible tâche sur son avant bras... Peut être même que ses parents finiraient par la répudier devant toute l'assistance !

Angie ferma les yeux et prit une profonde inspiration. "Respire, se dit-elle. Calme toi." Elle ne devait pas se laisser rattraper par ses démons, surtout pas. L'ancienne Angie aurait gratter le bleu jusqu'au sang en s'arrachant les cheveux, ne faisant qu'empirer les choses et la plonger un peu plus dans la terreur. Mais la jeune femme qu'elle était aujourd'hui parvenait à relativiser, à réfléchir calmement à une solution. Elle le devait. Elle repensa au conseil de sa soeur il y a quelques années, alors qu'elle semblait totalement perdue dans un puits de désespoir : "Quoi qu'il se passe, jamais nos parents te renieront : quelle que soit l'image que tu puisses avoir d'eux, je sais qu'ils t'aiment. Même si ils ne te le montrent pas autant que tu le souhaiterais." Angie sourit en imaginant Adélaïde, rouler des yeux comme si cela allait de soit. Définitivement, même si sa grande soeur n'était pas un modèle de douceur, elle restait la personne que la jeune femme admirait le plus au monde. Et au fond d'elle, elle savait que ses parents n'étaient pas des monstres. Mais leur indifférence à son égard l'avait fragilisée.

Autrefois, ils s'occupaient beaucoup d'elle. Jusqu'à ses 9 ans, elle avait été le petit bébé de la famille, chouchoutée par son père et sa mère. Mais du jour au lendemain, tout avait changé : suite à l'accident d'Adélaïde, ils avaient cessé de passer du temps avec elle, privilégiant leur ainée et héritière blessée. Pendant longtemps, Angie avait détesté sa soeur pour lui avoir volé ses parents aussi brutalement. Et cette rupture l'avait profondément traumatisée : dès qu'elle essayait d'attirer leur attention, les mêmes excuses revenaient : "Pas tout de suite Angie, ta soeur a plus besoin de moi que toi en ce moment", "Plus tard, j'ai beaucoup de travail" et ainsi de suite. Et alors que la la cadette de la famille se sentait devenir folle, le destin lui avait joué un sacré tour : c'était justement la source de tous ses malheurs, Adélaïde, qui l'avait aidé à s'en sortir.

Angie lança un regard de défi à son propre reflet : elle ne se ferait pas avoir par ses démons. Sa soeur lui avait appris à être plus forte. En quelques enjambées, elle alla dans sa penderie et attrapa le cintre sur lequel elle avait accroché sa robe pour le lendemain : une petite merveille d'un beau gris perle cintrée au niveau du buste et s'évasant en descendant jusqu'au dessus des genoux. Puis, elle fouilla parmi ses autres vêtements pour finalement tomber sur un blazer noir. Problème résolu : elle cacherait son bleu avec le blazer. Ses parents n'y verraient que du feu, se félicita t-elle en souriant fièrement. "C'est parfait, pas vrai Hémami ?" demanda t-elle en se tournant vers son pokémon qui l'avait suivit. Le Joliflor poussa un cri enthousiaste. Oui, c'était parfait. Tout était parfait.